Jusqu'en 1971, la jurisprudence du Conseil d'État retenait une approche très formelle de l'utilité publique : dès lors qu'un projet concourrait à l'intérêt général, quelles que soient les conditions dans lesquelles ce projet devait être réalisé, il pouvait être déclaré d'utilité publique et donc justifier une expropriation.

C'est ainsi que le Conseil d'État estimait que ne pouvaient pas être annulées des déclarations d'utilité publique portant sur la construction d'un hôpital, d'une autoroute, d'une école, d'une mairie… Idée : tous ces ouvrages concourent à la satisfaction de l'intérêt général, donc il était possible de déclarer d'utilité publique leur réalisation sans pousser plus loin l'analyse.

Conseil d’État, 1971, Ville nouvelle Est : Cet arrêt audacieux marque un point de rupture : dorénavant, le Conseil d’État estime que, pour pouvoir être déclaré d'utilité publique, il ne suffit pas que le projet de l'expropriant concoure à la satisfaction de l'intérêt général. Désormais, il faut également que les divers coûts de son projet (coût économique, respect du droit de propriété, …) ne l'emportent pas sur l'intérêt du projet. C'est ce que l'on appelle la théorie du bilan.

Si le projet nécessite une expropriation, alors une autre condition s'impose : l'administration ne peut pas pouvoir réaliser le projet de façon équivalente sur son propre foncier.

Conseil d’État, 2012, Commune de Levallois-Perret : Le Conseil d’État systématise sa jurisprudence, en déclarant qu’une déclaration d'utilité publique autorisant une expropriation n'est légale que si l'opération pour laquelle l'opération est nécessaire :

  1. répond à une finalité d'intérêt général ;
  2. que l'expropriant ne peut pas réaliser son opération sans recourir à son propre foncier ;
  3. et que le bilan coût/avantage est positif.

§ 1. Une expropriation visant un but d'intérêt général

Un projet qui n'a pas pour but la satisfaction de l'intérêt général ne peut pas être déclaré d'utilité publique.

Un projet concourt à la satisfaction de l’intérêt général quand il permet la réalisation d'un service public ; mais l'expropriation peut avoir un objet plus large que la satisfaction des services publics : une activité d'intérêt général peut justifier une expropriation. Par exemple, il est admis de très longue date que la construction ou l'extension d'une colonie de vacances puisse être déclarée d'utilité publique (Conseil d’État, 1923, Giros).

À contrario, si le projet de l'expropriant ne satisfait que des intérêts privés, il ne peut pas être déclaré d'utilité publique. Heureusement, il n'y a pas beaucoup de jurisprudence en la matière. Exemple : Conseil d’État, 1999, Demoiselle Nasica (sur une route pour désenclaver un particulier dans le village corse de Castirla).

⚠️ Ce n'est pas parce que un projet sert des intérêts privés qu'il ne peut pas être déclaré d'utilité publique.

Conseil d’État, 1971, Ville de Sochaux : Le Conseil d’État insiste sur le fait qu'il n'y a pas d'antinomie entre la satisfaction de l'intérêt public et des intérêts privés. En l’espèce, le préfet avait déclaré d'utilité publique la construction d'une route qui allait desservir les usines Peugeot implantées sur le territoire de la commune de Sochaux. La ville ne voulait pas de cette route. Pour rejeter le recours, le Conseil d’État reconnaît que cette route allait être particulièrement utile à l'exploitation de l'usine Peugeot, c’est-à-dire d'une société privée ; mais il relève aussi :

L’exigence de l'utilité de l'opération

Un projet doit être utile, parce qu'il doit servir l'intérêt général. Un projet qui n'est pas utile ne peut pas être déclaré d'utilité publique.

Conseil d’État, 1997, Association contre le projet de l'autoroute transchablaisienne : Le préfet avait déclaré d'utilité publique ce projet d'autoroute reliant Annemasse à Thonon-les-Bains et une association s'y était opposée en exerçant un REP contre cette déclaration. Le Conseil d’État, alors même qu'il était question de la construction d'une autoroute, déclare que cette autoroute devait rejoindre la frontière franco-suisse alors même qu’il n'était plus certain que les suisses allaient construire sur leur territoire une autoroute pour la prolonger. Il en tire la conséquence que le projet ne sert à rien.

Là encore, il n'y a heureusement pas beaucoup d'exemples de cette jurisprudence.