Les différentes jurisprudences qui seront étudiées dans cette séance reposent sur des fondements différents mais ont un point commun : elles conduisent le juge à ne pas censurer une illégalité

soit parce qu'il estime que l'illégalité n'a eu aucune incidence sur la décision prise ; soit parce qu'il estime que l'administration pourrait reprendre la même décision juste ensuite.

Ce pragmatisme (ou réalisme) du juge peut faire l'objet de critiques ou de contestations sous l'angle du principe de légalité. Ces décisions illustrent l'arbitrage entre le principe de légalité et le "principe de réalité", mais cet arbitrage peut interroger.

Au fil des années récentes, le juge a déplacé l'équilibre entre ces 2 principes : la plupart des jurisprudences récentes ont conduit le juge à neutraliser des illégalités qui auraient entraîné des annulations auparavant. → Évolution récente vers plus de pragmatisme.

Prises individuellement, ces jurisprudences sont justifiables, mais la doctrine se chagrine de leur cumul.

Section 1 : La substitution de base légale

Conseil d’État, 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime c/ El Bahi : En l'espèce, un étranger fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière (ancêtre des OQTF). À l'époque, le préfet pouvait décider de reconduire à la frontière un étranger dans 2 hypothèses :

  1. L'étranger était entré irrégulièrement sur le territoire français ;
  2. L'étranger était entré régulièrement sur le territoire français mais s'y était maintenu au-delà de la durée légale.

Le préfet de la Seine-Maritime prend un arrêté de reconduite à la frontière contre M. El Bahi au motif qu'il est entré irrégulièrement sur le territoire français ; mais c'était faux : il était entré régulièrement sur le territoire français puis s'y était maintenu au-delà de la durée de son visa.

Dans cette hypothèse, lorsque le juge administratif constate que la décision attaquée a été prise sur la base d'un mauvais fondement juridique mais qu'elle aurait pu être prise à l'identique sur la base d'un autre fondement juridique existant, avec le même pouvoir d'appréciation, les mêmes garanties… alors il peut, même d'office, substituer la bonne base légale à la base légale erronée qu'avait retenu la décision contestée. Pourtant, une approche rigide du principe de légalité aurait conduit à annuler la décision.

C'est une faculté ouverte au juge, et non une obligation : le juge n'est pas tenu d'aller rechercher s'il n'existe pas un bon fondement juridique à la décision contestée !

Ce procédé joue en matière d'excès de pouvoir, mais aussi en matière de plein contentieux, ce qui est moins évident. Conseil d’État, 22 mai 2012, Mari : En l'espèce, une sanction pécuniaire de 60 000 € est prononcée par l'AMF à l'égard d'un intervenant qui a utilisé des informations privilégiées pour faire des opérations de bourse. Toutefois, l'AMF a pensé que la situation de cette personne était régie par des dispositions lui permettant de prononcer une amende allant jusqu'à 10 millions d'euros. L'intéressé fait un recours, estimant que le manquement qu'il a commis ne permettait de le sanctionner que jusqu'à 1,5 millions d'euros. Le Conseil d'État neutralise l'irrégularité commise en jugeant qu'il peut procéder à une substitution de base légale.

Cette solution ne va pas complètement de soi : lorsqu'une autorité applique une sanction, elle se positionne par rapport au maximum qu'elle peut infliger. Ce raisonnement n'a pas été accueilli par le Conseil d'État.

Section 2 : La neutralisation du motif erroné d’une décision administrative prise pour plusieurs motifs (la jurisprudence Dame Perrot)

Conseil d’État, 13 janvier 1968, Dame Perrot : C'est l'hypothèse dans laquelle l'administration prend une décision en se fondant sur plusieurs motifs et, parmi ces motifs, un est erroné mais d'autres sont fondés. Cette jurisprudence permet de neutraliser le ou les motifs erronés quand d'autres motifs sont eux fondés. Toutefois, ce n'est pas automatique : le juge recherche si l'administration aurait pris la même décision en se fondant uniquement sur le motif légal. Ça n'est pas un exercice évident...

Exemple : Conseil d’État, 17 avril 1985, Ministre de l'intérieur et de la décentralisation c/ Société "Les éditions des Archers" : À l'époque, les textes applicables permettaient au ministre de l'Intérieur d'interdire la diffusion en France de journaux étrangers. En l'espèce, un journal édité par une société belge avait réédité une publication allemande, Signal, rédigée par des allemands en français pour faire de la propagande nazie entre 1940 et 1944. Le ministre de l'Intérieur interdit la diffusion en France de cette revue, en fondant son interdiction sur 2 motifs : la publication est de nature à favoriser la renaissance du nazisme + elle fait courir un risque à l'ordre public. Le Conseil d'État constate qu'il n'y a rien dans le dossier qui laisse penser que la diffusion en France de cette revue est susceptible de créer le moindre trouble à l'ordre public → il invalide le 2ème motif. Il estime que si le ministre de l'Intérieur ne s'était fondé que sur le 1er motif, il ne l'aurait pas interdit → confirme l'annulation de la décision du ministre de l'Intérieur. 💡 Ce dernier reste libre de reprendre ensuite une décision autrement motivée.

Illustration : Conseil d’État, 29 décembre 2000, Treyssac : M. Treyssac est un magistrat administratif qui se fait détacher en qualité de sous-préfet. Dans la sous-préfecture où il travaille, il y a un trafic de titres de séjour irréguliers. Un rapport d'enquête accable le sous-préfet et 2 décrets successifs le replacent en juge administratif. Plus tard, la suite de l'enquête fait apparaître que le sous-préfet n'y est pour rien. Ce dernier conteste les décrets pris, qui se fondaient sur 2 motifs : les fautes commises par l'intéressé + le bon fonctionnement du service. Le Conseil d’État relève que M. Treyssac n'aurait pas été déplacé s'il n'y avait que le 2nd motif et ne neutralise donc pas le motif erroné.

Illustration : Conseil d’État, 1er juin 2011, Groupement de fait “Brigade Sud de Nice” : En France, il est possible de dissoudre des associations ou groupements de fait qui présentent un danger pour l'ordre public. De plus, les associations de supporters sont soumises à une règlementation particulière. En l'espèce, le ministère de l'Intérieur dissout ce groupement de fait avec une douzaine de motifs tirés d'évènements différents où ce groupement a commis des troubles. Problème : lorsque le ministère de l'Intérieur a informé le groupement qu'il envisageait de le dissoudre, il ne lui a notifié qu'une partie de ses griefs. Le Conseil d'État considère que si le ministre ne s'était fondé que sur la dizaine de motifs qui restent valables, il aurait pris la même décision → il fait jouer la jurisprudence Dame Perrault.

Section 3 : La substitution de motifs

Conseil d’État, 6 février 2004, Mme Hallal : Ici, l'administration s'est prononcée à partir d'un ou plusieurs motifs et aucun n'est légal ; mais elle dit au juge qu'un autre motif aurait pu fonder sa décision et est légal. Il s'agit donc en quelque sorte de refaire la décision contestée, en demandant au juge de substituer aux motifs erronés un motif qui n'y figurait pas. C'est donc bien plus lourd et exigeant que la jurisprudence Dame Perrault.